Un homme des bois à Hyères ?

Nous sommes en 1865. Depuis des années, bucherons, charbonniers, bouchonniers, gardes-chasse et braconniers partagent un secret qui ne franchit pas l’orée des bois.
Dans un complet dénuement, un homme vit là, seul, se nourrissant de racines et de fruits. Dans un sac, il amasse ses longs cheveux coupés et sa barbe dans l’intention d’en faire des vêtements. A l’occasion, il rend de menus services à ces visiteurs qui vivent eux aussi de la forêt mais la quittent en fin de journée.
Il s’appelle Laurent, il a trente-neuf ans et il a fui le monde. Il vit dans des huttes sommairement construites au gré de ses pérégrinations entre les collines hyéroises et pierrefeucaines.
Mais fatalement, l’existence de cet homme des bois finit par s’ébruiter. Le petit monde de la presse ne tarde pas à s’emballer et braquent les projecteurs sur les Maurettes, terme désignant le massif au sud-est des Maures qui ceinture le territoire hyérois au nord. Le journal « Le Monde Illustré » se distingue des autres par un article accompagné d’un dessin reproduisant une photo. On y voit un homme assis devant une cabane avec la légende suivante :

L’homme sauvage vivant dans les bois des environs d’Hyères.

Le monde médical va bientôt se pencher sur le cas de cet individu qui pendant les quelques années qui suivent, sera aléatoirement surnommé « l’homme sauvage du département du Var », « le sauvage de Pierrefeu », « le sauvage du Var », « le sauvage de la forêt du Var », « le solitaire des forêts de Pierrefeu ».


Le sauvage intrigue le monde intellectuel

Sauvage, anachorète, ermite, nombre de substantifs vont être employés pour le caractériser. Certains encensent ce retour à la nature d’un homme primitif quand d’autres voient en lui un monomane, un fou, un aliéné.
Alors qu’il n’avait rien demandé, l’individu est rattrapé par une soudaine célébrité que les porte-plumes journalistiques de tous bords vont arranger à leur sauce avec, selon leur point de vue et à distance, une part plus ou moins grosse de fantasme.
Cependant, le docteur Ernest Mesnet (1825-1898), va le rencontrer et rendra compte de cette entrevue dans un mémoire intitulé « L’homme dit le Sauvage du Var » et présenté à l’académie de médecine dans un rapport du Dr Cerise, psychiatre.
Et les éléments qui découlent des rencontres successives brossent le portrait d’un homme pour ainsi dire ordinaire et balaient les élucubrations.

Le côté mystique des bois de Hyères, aux alentours de La Moutonne © 📷 J. Veyssade


Vivre seul

Laurent Lazareth (ou Lazaret selon les documents) est né dans une famille pauvre en 1826 à La Biolle, en Savoie. Il a refusé l’héritage de ses père et mère en faveur de sa sœur. Il a travaillé comme ébéniste, jardinier, charbonnier, bouchonnier et s’est peu à peu éloigné sensiblement de la société pour vivre finalement dans une solitude absolue, seulement rythmée de ses rencontres avec les travailleurs pénétrant dans les bois.
Il n’est pas un sauvage. Il est sociable mais veut vivre seul parce qu’il estime que les hommes vivent mal ensemble. Il veut vivre du travail de la nature, c’est-à-dire en se contentant de ce que la nature donne sans la fatiguer par la culture. Il a cherché et trouvé le bonheur dans une utopie qu’il appelle : la vie de la nature. Il refuse tout ce qui peut atténuer la misère à laquelle il se condamne. Laurent dit qu’il veut vivre de la vie libre ; il ne veut pas de famille, il repousse la femme parce que, dit-il, elle affaiblit l’homme ; il ne veut pas d’argent parce que qu’il ne vient pas du travail de la nature. Il n’a pas de préoccupations sensuelles, pas de préoccupations mystiques. C’est un mélange de stoïcien et d’anachorète. Il jouit d’un bonheur sans nuages.
Ses cheveux et sa barbe sont nattés et attachés d’une façon assez bizarre pour pouvoir n’en point perdre. Lorsque le Dr Mesnet l’a visité, il a éprouvé une joie d’enfant en s’entendant montrer par une des personnes venues avec Mr Mesnet un mode de tissage simple qui permettait de faire un vêtement de cheveux.
Malgré son air sauvage, il rend des services à tout le monde dans la forêt. Il lit et garde les lettres qu’il reçoit, tient à remplir son devoir électoral pour élire celui qui peut rendre le monde heureux.


Photographié par Victor Platel

Le Dr Mesnet était accompagné par un photographe nommé Victor Platel. Ce dernier prend des clichés et précise qu’il ne doit la faveur de les réaliser et de les vendre qu’à la condition expresse de donner aux pauvres une partie du produit de la vente.
Ce premier portrait succinct met à mal la théorie d’un sauvage au sens propre du terme. Doux, poli, affectueux, il s’avère charitable et voudrait voir cesser les maux de l’humanité. Mais les praticiens, sans doute émoussés de pouvoir se pencher sur un spécimen des temps modernes, persistent à vouloir mettre une étiquette relevant forcément d’une pathologie quelconque, partant du principe que nul homme normalement constitué ne peut s’écarter de la sorte.

Cette soudaine « popularité » qu’il n’a pas sollicitée s’avère néanmoins brève. Deux ans plus tard, la presse reparle du Sauvage à la suite d’incendies ayant affecté une partie des Maures. Certains articles l’annoncent mort dans le brasier ! Démenti immédiat de l’intéressé qui écrit à La Sentinelle Toulonnaise, puis démenti dans le Journal d’Hyères qui donne de ses nouvelles, nouvelles rassurantes certes mais qui permet d’en savoir un peu plus sur le personnage et de tordre le cou à une prétendue volonté de se couper du monde. En effet, l’on y apprend qu’il travaille au reboisement des bois de châtaigniers du côté de Collobrières. En échange de l’entretien quotidien qu’il effectue dans les bois, le propriétaire le laisse vivre à sa guise et lui accorde un petit espace de terrain pour l’emplacement de sa cabane. Il se rend deux ou trois fois par an à Toulon pour acheter des livres et des outils de sylviculture.


La fin de sa période sauvage ?

Mais la période varoise de l’homme sauvage touche à sa fin. Est-ce l’intérêt qu’il a suscité ou tout simplement l’envie de changer d’air qui le travaille tout en jouant sur sa fragile notoriété ? Toujours est-il que la rumeur assure qu’il a écrit une partie de ses Mémoires qu’il aurait cédée à un libraire de Toulon gratuitement et qu’en 1869, Laurent Lazareth voyage ! Le Journal d’Indre et Loire rapporte qu’il fait des conférences à Tours ! Lors de ces séances, il fait le récit de ses aventures et consacre le produit de ces apparitions pour moitié à ses besoins et l’autre moitié est reversée à un établissement de bienfaisance. Les sources s’accordent ensuite pour déclarer que Laurent a renoncé à la vie à l’écart du monde. Il a parcouru la France en s’exhibant dans les foires à côté de son portrait qu’il avait payé trente-deux francs à un peintre de Marseille, et vendant sa biographie.

Fugace, sans attache, il disparaît à nouveau des radars et réapparaît en 1874 dans un bois de la commune de Champagne, non loin de Fontainebleau. Dans cette commune où il a atterri, il est mentionné comme manœuvre au barrage et au château des Pressoirs-du-Roy et comme carrier. Il s’est d’ailleurs fixé dans une cabane construite dans un chêne non loin d’une carrière où on le tolère en raison de son honnêteté et de la régularité de sa conduite. Il place, dit-on, son argent à la Caisse d’Epargne ! Malgré son allure sauvage, sa barbe hirsute et ses cheveux longs, il est décrit comme avenant et poli. Sommairement vêtu d’ordinaire, on le voit néanmoins en ville habillé d’une blouse et chaussé d’espadrilles. Le chroniqueur précise : l’épiderme de ses pieds est épais et fort dur. Il est robuste, ne boit aucune boisson alcoolisée et s’avère très charitable. Le peu qu’il lui reste de son modeste salaire est consacré aux malheureux.


Retour au monde civilisé ?

S’il a rejoint en partie la société, Laurent n’en demeure donc pas moins adepte d’une vie simple et éloignée des préoccupations de ses contemporains.
Puis l’anonymat tombe une fois de plus sur lui jusqu’en 1886. C’est hélas dans de mauvaises dispositions qu’on retrouve sa trace. Laurent Lazareth a alors 60 ans et, à une époque où l’espérance de vie est moindre, il est permis de penser que sa santé mentale peut avoir été altérée. Un article de journal relate qu’il est accusé de trois délits : mendicité, vagabondage et outrage public. Après avoir mendié dans les communes d’Egligny et de Dannemarie, il s’est mis complètement nu sur un chemin où plusieurs personnes l’ont vu. Pour cela, il a pris 48h de prison.
Laurent Lazareth meurt le 19 janvier 1888 à Champagne. Son décès est déclaré le lendemain par un garde-champêtre et un instituteur. Il est déclaré sans domicile fixe.

Une question s’impose : Laurent souffrait-il d’une pathologie ? Les rapports produits par les experts montrent d’abord qu’il n’a pas coupé les ponts avec la société humaine, il s’en était simplement écarté. Il entretenait des liens cordiaux lors de ses rencontres et, sa période varoise terminée, a travaillé auprès d’autres ouvriers même s’il vivait dans les bois. Avec le recul de notre époque, on ne peut s’empêcher de penser à ces citadins qui de nos jours, réinvestissent des hameaux isolés pour vivre au plus près de la nature pour laisser la société de consommation derrière eux.
L’histoire du Sauvage du Var inspira un poème au journaliste et auteur Gaston de Flotte et Guy de Maupassant y aurait fait allusion dans Bel-Ami. Plus proche de nous, l’auteur local Claude Gritti s’en est peut-être inspiré pour créer le personnage de Salade dans « Le Loup des Maures ».

 

© Textes et recherches : Yannis SANCHEZ – Bureau d’informations de La Crau
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